Jeannot Ahoussou-Kouadio, Président du Sénat ivoirien : "Le Sénat est un instrument de promotion du développement économique de la Côte d’Ivoire"

Jeannot Ahoussou-Kouadio, Président du Sénat ivoirien :

Président du Sénat ivoirien (installé en 2018), Jeannot Ahoussou-Kouadio semble faire une course contre la montre pour rattraper le temps perdu par la deuxième Chambre de Côte d’Ivoire, qui est désormais complètement opérationnelle. L’ancien Premier ministre ivoirien, qui n’est pas homme des médias, a cependant accepté à Paris de nous accorder cette interview.

Propos recueillis à Paris par Clément Yao

Quels enseignements tirez-vous de la première rencontre entre les Sénats d’Europe et d’Afrique à laquelle vous avez été récemment invité en juin à Paris ?

Jeannot Ahoussou-Kouadio :

J’ai effectivement participé à la 20ème session de l’Association des Sénats d’Europe présidée par mon homologue français, M. Gérard Larcher, qui a eu l’amitié de m’y inviter. Je rappelle que la Côte d’Ivoire, de part la volonté du Président de la République, S.E.M. Alassane Ouattara, et à travers la Constitution du 8 novembre 2016, a créé le Sénat qui a été installé le 11 avril 2018. J’ai été, moi-même, porté à sa tête, le 5 avril 2018. Nous sommes également venus à Paris pour tirer profit de l’accord de coopération signé avec le Sénat français le 7 novembre 2018. Une coopération qui a permis de faire bénéficier à notre personnel d'un mois de formation au Palais du Luxembourg à Paris. 

Au cours de cette rencontre de haut niveau des Sénats d’Europe et d’Afrique, nous avons pu rencontrer les présidents de Sénat de divers pays. Côté européen, nous avons échangé avec les présidents de la Chambre des Lords d’Angleterre, du Bundesrat allemand, du Eerste Kamer hollandais, du Bundesrat autrichien qui ont, tous, une très longue expérience en matière de Deuxième Chambre. Côté africain, j’ai rencontré mes homologues du Congo-Brazzaville, du Cameroun, du Gabon, du Kenya et du Maroc.

Quelles leçons en tirons-nous ? Nous constatons que dans tous ces pays que je viens de citer, le Sénat est vraiment enraciné dans les territoires et constitue, par excellence, la représentation des différentes collectivités territoriales. En Allemagne par exemple, la locomotive économique de l’Europe, c’est au travers des Länders que le pays se développe. La preuve que la proximité du Sénat avec les populations est très importante. Les besoins des populations en matière de développement économique, de prise de grandes décisions se font dans les territoires.

"Qu’il n’y ait plus un seul village de Côte d’Ivoire

qui vive en dehors des communes"

C’est en cela que nous disons que la décentralisation qui a commencé en Côte d’Ivoire depuis les années 80 mérite d’être parachevée afin que la communalisation soit totale. Qu’il n’y ait plus un seul village de Côte d’Ivoire qui vive en dehors des communes. Le Sénat doit pouvoir accompagner ce processus, d’autant plus que la Constitution de novembre 2016 rattache les collectivités au Sénat.

La crise migratoire en Europe a été au cœur de vos échanges ?

Effectivement, le thème de cette 20ème session a porté sur l’immigration qui est certes une problématique, cependant le phénomène n’est pas nouveau. Il remonte à la nuit des temps. Les populations se sont toujours déplacées d’un continent à un autre. Quand un pays ou une région devient attractive, tout le monde émigre vers cette région. Référez-vous à l’histoire de l’humanité, il y a toujours eu des flux de populations. Aujourd’hui l’Europe, qui est pour les Africains le continent d’attraction, est devenue l’eldorado.

Je rappelle que l’Europe a beaucoup investi en Afrique depuis l’époque coloniale. Aujourd’hui en terme de capital investissement dans les mines, les routes, les ponts. La présence de l’Europe dans la conscience collective africaine est très forte. Je dirai que c’est presque par curiosité que de jeunes Africains veulent venir découvrir l’Europe en espérant trouver une vie meilleure que dans leurs pays d’origine.

"Nous allons adopter les textes de l’Association

 des Sénats africains à Brazzaville"

En participant à cette session, cela m’a permis de comprendre que les questions de développement de proximité sont la source essentielle de tout développement économique national. La démocratie doit s’installer dans les territoires. C’est justement dans les territoires que la démocratie participative doit pouvoir s’exercer. Cette rencontre a été bénéfique et elle nous a permis d’aborder la question de la création de l’Association des Sénats africains. Nous avons pris l’initiative de faire un projet de statuts et de règlement intérieur que nous avons remis à notre homologue du Congo. Nous avons une réunion prévue du 10 au 12 juillet à Brazzaville. A cette occasion, nous allons adopter nos textes et mettre rapidement notre association sur pied à l’instar des Sénats européens pour pouvoir créer ce cadre d’échanges et de dialogue parlementaire.

Lors de votre intervention dans l’hémicycle du Sénat français, vous avez annoncé l’organisation d’un colloque international en Côte d’Ivoire. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Ce colloque sera effectivement l’occasion de parler de l’immigration, d’autant plus qu’en Côte d’Ivoire le problème se pose doublement. Notre pays accueille beaucoup d’immigrés et, inversement, beaucoup de nos jeunes quittent le pays. Je pense que ce problème doit être posé dans un cadre plus large pour analyser le phénomène dans toutes ses dimensions économiques, sociologiques, politiques pour en tirer les leçons.

Ce colloque sera aussi l’occasion de regarder de plus près la contribution de nos diasporas dans le développement de nos pays. Nous savons que la diaspora ivoirienne regorge de très bons cadres et de personnes ressource utiles à la promotion du développement économique de la Côte d’Ivoire. Bien évidemment, les représentants de la diaspora seront conviés à ce colloque. Ce sera l’occasion de voir ensemble quels sont les différents instruments et les accords que la Côte d’Ivoire a pu signer au sein de l’Organisation commune africaine et malgache (Ocam), du Conseil de l’Entente, de la Cédéao, voire avec certains pays européens et africains, en terme d’accueil et de déplacement des populations. Tous ces problèmes devront être débattus et abordés dans leurs dimensions scientifiques.

Quelle sera la nature des partenariats avec la diaspora ivoirienne d’une part et les pays d’accueil d’autre part ?

Si nous avons de très bons recensements dans les différents pays d’accueil, et la France particulièrement, nous pourrons évaluer notre diaspora. Savez-vous que cette année, sept jeunes Ivoiriens ont été admis au concours d’entrée à l'Ecole Polytechnique en France, dans le cadre de la Prépa organisée à l’INPHB ? Nous avons, à ce jour, une vingtaine de jeunes Ivoiriens inscrits, sans compter ceux qui sont à HEC.

Voyez-vous, tous ces étudiantes et étudiants que nous envoyons en France et ailleurs, il est certain que, parmi ceux qui auront terminé leurs études, certains voudrons travailler en France ou du moins dans le pays d’accueil. Ils vont donc acquérir de l’expérience. Il faudrait que, dans ce partenariat de départ, nous prenions en compte leur retour au pays. Il faut donc trouver les pistes de réflexions de sorte que le retour d’expérience soit profitable à la Côte d’Ivoire.

Sur le volet économique, les transferts de la diaspora ivoirienne en une seule année se chiffrent à près de 304,90 euros (200 milliards de francs CFA), soit 1% à 2% du PIB. Comment transformer ce flux financier en outil de développement ?

C’est une question fondamentale. Ce serait prématuré de vous donner une réponse toute faite maintenant. Encore une fois, toutes ces questions ayant attrait à la contribution de la diaspora au développement économique du pays d’origine seront au cœur du colloque international qui sera organisé en Côte d’Ivoire. Je pense que dans le cadre de la coopération entre Sénats d’Afrique et Sénats d’Europe, nous pourrons trouver un cadre idéal pour pouvoir capter et orienter ce capital et ces épargnes vers les secteurs à promouvoir de l’économie locale. Nous devons aussi envisager de trouver des solutions pour freiner le phénomène de l’immigration vers l’Europe.

Peut-on parler de bicamérisme à l’ivoirienne si le Sénat et l’Assemblée nationale constituent les deux assemblées représentatives du système politique de la Côte d’Ivoire ? 

Il existe effectivement des liens organiques entre le Sénat et l’Assemblée nationale qui traduisent le bicamérisme ivoirien. Maintenant que tous les organes du Sénat sont désormais en place, ce bicamérisme va davantage prendre forme. Il n’y a pas de raison que le bicamérisme ne puisse pas s’incruster dans le paysage politique et institutionnel de la Côte d’Ivoire.

A peine élu à la tête du Sénat ivoirien, vous avez été reçu par votre homologue français avec qui vous entretenez d’ailleurs d’excellentes relations. Gérard Larcher effectuera une visite de travail en Côte d’Ivoire à votre invitation ?

Oui. Je voudrais rappeler que M. Gérard Larcher, numéro deux de la République française au plan protocolaire, et moi, avions signé un accord de coopération le 7 novembre 2018. C’est dans le cadre cet accord qu’il a accepté mon invitation. Il viendra en Côte d’Ivoire pour approfondir cette coopération naissante entre nos deux pays. Nous verrons ensemble dans quelle mesure le personnel du Sénat français pourrait venir former notre personnel sur place.

En dehors de la France, envisagez-vous d’autres partenariats ?

Absolument. Je pense que l’expérience allemande mérite que nous nous en inspirions. L’Allemagne ne fonctionne qu’avec les landers. Il y a aussi le Sénat italien, porté sur les PME, qui est aussi un bel exemple à suivre. Il serait réducteur de voir le Sénat comme un simple laboratoire de textes mais plutôt comme un instrument de promotion de développement économique de la Côte d’Ivoire à travers les territoires.

Je n’oublie pas le Sénat marocain qui fonctionne très bien. Il s’agit ici d’établir des mécanismes de coopération de sorte à tirer avantage de l’expérience des autres Sénats.

Avez-vous un mot pour conclure cette interview ?   

Je voudrais réitérer mes remerciements à M. Gérard Larcher qui a invité les Sénats d’Afrique aux travaux de la 20ème session de l’association des Sénats d’Europe. Je voudrais par la même occasion remercier tous mes pairs européens et africains avec lesquels j’ai eus des échanges fructueux. Des remerciements particuliers au personnel du Sénat français et au Directeur général de la Gendarmerie nationale pour l’accueil et la qualité du spectacle offert par la cavalerie de la Garde Républicaine. Vive la coopération ivoiro-française !

Clément Yao

Par Pays

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