Retour de Laurent Gbagbo : Recomposition du paysage politique ivoirien

Retour de Laurent Gbagbo : Recomposition du paysage politique ivoirien

Après son acquittement par la CPI, les conditions du retrour de l'ex chef de l'Etat ivoirien, Laurent Gbagbo, se discutent dans les coulisses. 


Détenu pendant dix longues années dans le quartier pénitentiaire de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye aux Pays-Bas, l’ombre de Laurent Gbagbo n’a cessé de planer sur le paysage politique ivoirien, laissant même un grand vide qui n’a jamais été véritablement comblé. Son retour imminent dans son pays va, sans doute, changer l’équilibre des forces politiques en présence.

Article écrit par Clément Yao paru dans le N°101 du magazine Matalana de mai 2021

A 75 ans bien révolus, Laurent Gbagbo demeure incontestablement la personnalité politique emblématique de sa génération qui aura marqué l’histoire de la Côte d’Ivoire ces trente dernières années. Comme il le disait, lui-même, lors de l’une de ses comparutions devant les juges de la CPI : « L’homme, il marche et il laisse des traces sur les chemins qu’il parcourt de sorte qu’on puisse le retrouver. »

Les traces, l’historien Laurent Gbagbo en a beaucoup laissées au cours de sa carrière politique. Opposant historique à feu Félix Houphouët-Boigny, le père fondateur de la nation ivoirienne, puis homme d’Etat, son accession au pouvoir n’a pas été des plus faciles. A vrai dire, Laurent Gbagbo n’a jamais rien obtenu avec facilité.  

En 2000, il est élu dans des « conditions calamiteuses » face au général-putschiste Robert Guéi, auteur du coup d’Etat militaire du 24 décembre 1999 qui a évincé Henri Konan Bédié, le successeur désigné d’Houphouët-Boigny. Sa victoire contestée par le Rassemblement des Républicains (RDR) d’un certain Alassane Ouattara, se soldera par plusieurs morts dont la découverte, le 26 octobre 2000, d’un charnier de 57 corps à Yopougon, commune populaire d’Abidjan, la capitale économique ivoirienne.  

Vingt un an après ces faits tragiques, l’enquête diligentée à l’époque n’a débouché sur aucune arrestation de présumés coupables. Les deux camps rivaux d’alors, le Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo et le RDR d’Alassane Ouattara, s’étant renvoyés la balle. A bien des égards, la similitude entre les évènements de 2000 et ceux de la crise post-électorale de 2010-2011 qui a fait officiellement, au bas mot, 3000 morts, est troublante. On ne connait pas non plus le ou les auteurs de ces massacres résultant des dégâts collatéraux de la guerre civile après l’acquittement de Laurent Gbagbo le 31 mars dernier par la Chambre d’appel de la CPI qui l’a reconnu « non coupable de crimes contre l’humanité ».  

Autre chapitre de la vie politique tumultueuse de Laurent Gbagbo, la rébellion de septembre 2002. En effet deux ans après son arrivée au pouvoir, Laurent Gbagbo devait faire face à une rébellion bien organisée dont les ramifications, les soutiens financiers et logistiques sont bien au-delà des frontières ivoiriennes selon plusieurs sources documentées. A l’issue de moults négociations et médiations à Paris (Marcoussis et Kléber), à Ouagadougou (Burkina Faso), à Lomé (Togo), à Accra (Ghana) et à Prétoria (Afrique du Sud), Laurent Gbagbo est dépouillé d’une partie de ses prérogatives que lui confère la constitution ivoirienne, et il est contraint d’accepter la candidature de son pire adversaire, Alassane Ouattara, au mépris des dispositions de la loi électorale ivoirienne d’alors avant son amendement en 2016.

Le retour gagnant de Laurent Gbagbo    

Ceux qui pensent qu’après dix années passées derrière les barreaux, Laurent Gbagbo renoncerait à la politique se trompent. Un homme de sa carrure qui est convaincu que la démocratie est une chance inouïe parce qu’elle offre des opportunités aux jeunes nations africaines, ne prend pas sa retraite en politique même si cette même démocratie tant défendue l’a privé de dix années de liberté. Tout au contraire, il a sa revanche à prendre sur l’histoire de son pays.

Sa victoire récente à la CPI constitue sa source de motivation pour rebondir dans l’arène politique. Alors qu’il y a quelques années, en dehors de ses partisans, ceux qu’on appelle communément les « GOR » (Gbagbo ou rien), personne n’aurait cru qu’il serait acquitté par cette cour internationale qui ne lâche presque jamais ses présumés coupables. L’affaire Laurent Gbagbo et la CPI est devenue désormais une jurisprudence et un cas d’école. 

Il disait, lui-même, que « Toute ma vie…j’ai lutté pour la démocratie. Les gens qui viennent des familles modestes comme moi, sans la démocratie, n’auraient jamais eu de postes…» et accéder à la magistrature suprême comme ce fut son cas. Après autant d’injustices subies personnellement, il est presque certain que Laurent Gbagbo n’a pas dit son dernier mot. Et rien qu’à voir la nouvelle configuration politique de la Côte d’Ivoire où l’opposition n’est plus que l’ombre d’elle-même, et ne constitue plus véritablement un contre-pouvoir, pour se rendre compte de l’ampleur de la tâche qui l’attend.    

Incontestablement, sa trop longue absence de la scène politique a eu pour conséquence de créer non seulement un vide mais également le trop de pouvoirs concentrés entre les mains du chef de l’Etat, sans oublier l’omniprésence et l’omnipotence de son parti. A titre d’exemple, les deux chambres – l’Assemblée nationale et le Sénat – sont quasi unicolores. La coalition du Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) détient, à lui seul, 137 sièges sur les 254 contre seulement 41 sièges pour l’opposition et 46 indépendants à l’hémicycle ivoirien. Situation aggravée par la mise sous tutelle des deux autres pouvoirs. Le législatif chargé de la rédaction et de l’adoption des lois n’est plus en capacité de contrôler l’exécutif dans la configuration actuelle. Le pouvoir judiciaire est loin d’avoir gagné aussi son indépendance vis-à-vis de l’exécutif. Selon des critiques, la Côte d’Ivoire est loin d’être un Etat de droit dès lors que le principe de la séparation des pouvoirs n’est pas avéré afin d’éviter leur concentration entre les mains d’une seule personne comme c’est le cas présentement.

Pour nombre de ces observateurs de la scène ivoirienne, il manquait au puzzle du jeu politique en Côte d’Ivoire une pièce maîtresse, Laurent Gbagbo, pour relancer le processus démocratique en panne de dynamisme et d’acteurs d’envergure en l’occurrence dans le camp de l’opposition.

Les analystes politiques attribuent d’ailleurs le faible taux de participation des deux précédentes élections présidentielles de 2015 et 2020 à l’absence de Laurent Gbagbo de la scène politique. En effet les taux de participation à la présidentielle de 2015 et 2020 remportée dès le premier tour par le président sortant, Alassane Ouattara, s’élevait respectivement à 52,86 % et 53,99 %. Des taux récusés par l’opposition soupçonnant la Commission électorale indépendante (CEI) d’avoir gonflé les chiffres. A contrario, le taux de participation du scrutin présidentiel de 2010 qui avait nourri tous les espoirs après la décennie de crise sociopolitique sous la présidence Laurent Gbagbo, avait été estimé à 83,73?% au premier tour et 81,1?% au second tour.  

Pour ces mêmes observateurs, la raison de cette régression serait liée à la non-participation des électeurs de Laurent Gbagbo. Ceux-ci auraient tout simplement boudé les deux scrutins présidentiels pour manifester leur mécontentement et marquer par la même occasion leur désaccord avec le pouvoir en place. C’est pourquoi, tout porte à croire que le retour de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire va, sans nul doute, chambouler l’équilibre des forces politiques et le jeu politique, lui-même.  

Sceller la paix des braves au FPI

Pour que son retour soit gagnant et pour qu’il redevienne le leader charismatique qu’il avait été jadis, il faudra à Laurent Gbagbo une dose de sagesse et de diplomatie pour recoller les deux morceaux du Front populaire ivoirien (FPI) dont il est le fondateur. En effet, au cours de ces dix années d’absence, beaucoup d’eau a coulé effectivement sous le pont de sa formation politique. N’est-ce pas que les dissensions internes ont conduit à la scission du parti. La branche du FPI officiellement reconnue par les pouvoirs publics est dirigée par Pascal Affi Nguessan, considéré comme « un traitre » par les « camarades » de la branche opposée dirigée par Assoa Adou désigné d’autorité comme Secrétaire général par Laurent Gbagbo, himself. Une façon pour lui de mettre de l’ordre dans la maison. Au-delà de cette désunion voire de cette rupture, Laurent Gbagbo devra aussi clarifier ses rapports politiques avec Simone Gbagbo, son épouse. Les nombreux couacs relayés par les médias ont alimenté le mal profond qui ronge le FPI et ont laissé plus d’un militant perplexe. Le pourrissement de cette situation a d’ailleurs fait courir des rumeurs d’un prétendu divorce amoureux voire politique entre l’homme et sa femme.

Reprendre sa place de chef de file de l’opposition

Une fois le chantier de la réconciliation au FPI achevé, Laurent Gbagbo devra s’attaquer à la restructuration de son parti. Il devra aussi s’attarder sur l’alliance de circonstance apposée avec le PDCI-RDA d’Henri Konan Bédié dans le contexte des élections présidentielles de 2020 et législatives de 2021 pour en tirer les grandes leçons. De toute évidence, face à un adversaire aussi redoutable que le RHDP qui a fait une OPA sur plusieurs formations politiques à l’instar du PDCI dont plusieurs de ses cadres ont été débauchés, il ne peut que souscrire à une alliance plus structurée et mieux organisée. Pour ce faire, il devrait prendre le taureau par les cornes en (re)devenant le chef de file de l’opposition ivoirienne. 

Avec la grande aura qu’il a en ce moment après son acquittement par la CPI, il détrônera, sans ambages, Henri Konan Bédié, trop vieux pour mener le combat épique de l’alternance politique face à Alassane Ouattara, et Pascal Affi Nguessan, qui rentrera, sûrement, dans les rangs du FPI. Les autres leaders de l’opposition reconnaîtront certainement en lui le chef de file et le maillon fort qui manquait à l’opposition pour reprendre du poil de la bête le combat de l’alternance politique en Côte d’Ivoire après dix années de règne, sans véritable réconciliation, du régime Ouattara.    

L’embarras du pouvoir ivoirien 

Dans le camp du pouvoir, le retour de Laurent Gbagbo fait l’objet de toutes les attentions, des analyses et des scénarios plausibles. En tous les cas, sa présence imminente sur le sol ivoirien changera la donne politique ivoirienne, à commencer par le rapport entre les forces politiques. On est presque certain que plus rien ne sera comme avant après l’arrivée du plus célèbre ex-prisonnier du quartier pénitentiaire de la CPI de Scheveningen, faubourg de La Haye aux Pays-Bas.

L’ancien chef de l’Etat ivoirien confiait d’ailleurs avant son extradition à la prison de la CPI en fin novembre 2011 que son rival « Alassane Ouattara ne peut gouverner tant qu’il réside sur le territoire national. » Dès lors, on comprend mieux pourquoi son retour pourrait empêcher le régime ivoirien de dormir. 

Si Laurent Gbagbo et son FPI font cavalier seul sans le PDCI-RDA de Konan Bédié, scénario idéal pour le pouvoir, sa machine de reconquête du pouvoir fera sûrement moins peur. En revanche, s’il pensait renforcer et consolider la coalition Ensemble pour la démocratie et la souveraineté (EDS) dont fait partie le FPI et le PDCI-RDA qui vient de commémorer ses 75 ans d’existence, il deviendrait alors un sérieux adversaire pour le pouvoir RHDP et donc un monstre à abattre.

Pour neutraliser sa « bête noire », le régime Ouattara dispose de deux cartes jokers. Un secret de Polichinelle. Dans le pire des cas, la première carte consisterait à brandir la condamnation de Laurent Gbagbo par contumace à 20 ans de prison et 329 milliards de francs Cfa d’amende dans le cadre de l’affaire du braquage de la succursale de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Bceao) à Abidjan lors de la crise post-électorale en 2010.

Dans ce scénario du pire, Laurent Gbagbo serait jeté en prison une fois rentré au pays ou au contraire, il serait contraint de prolonger son exil en attendant qu’une hypothétique loi d’amnistie soit votée par les parlementaires à la demande du chef de l’Etat, Alassane Ouattara. Scénario peu probable.

Dans le meilleur des cas, la seconde carte consisterait à amender une fois de plus la constitution en y réintroduisant la clause de la limitation d’âge à 75 ans. Dans cette hypothèse, Laurent Gbagbo (75 ans), Henri Konan Bédié (86 ans) et Alassane Ouattara (79 ans) seraient forclos à la prochaine élection présidentielle de 2025. La solution du moindre mal qui limiterait les casses et permettrait de tourner définitivement la page des « Eléphants » de la politique ivoirienne. 

Dans un cas comme dans l’autre, le retour de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire va ouvrir une nouvelle page de la vie politique ivoirienne. Si ce retour est bien amorcé, sa présence devrait plutôt donner un coup d’accélérateur à un processus de réconciliation nationale en panne et apaiser, un tant soit peu, les tensions politiques dans le pays aggravées par la dernière crise post-électorale de 2020 qui a fait un peu plus d’une centaine de victimes et compromis sérieusement les chances du retour à la paix sociale.

Dans l’expectative de ce retour, Charles Blé Goudé, également incarcéré à La Hay dans le cadre de cette même affaire, et acquitté, avait déclaré lors d’une interview accordée à nos confrères de France 24 que lui et Gbagbo avaient l’intention de rentrer pour faire la paix et participer au processus de réconciliation nationale. L’ancien ministre de la Jeunesse de Laurent Gbagbo n’avait pas non plus manqué de demander pardon au peuple ivoirien et de supplier le chef de l’Etat de « faire un geste » humanitaire pour leur permettre de rentrer tranquillement en Côte d’Ivoire.  

Le chef de l’Etat ivoirien sera-t-il sensible à cet appel de détresse de l’ancien leader des « Jeunes patriotes » et « général de la rue » ? Difficile de se prononcer tant les inconnues de la scène politique ivoirienne sont nombreuses.

A vrai dire, le 3ème mandat controversé que vient d’entamer Alassane Ouattara sera l’occasion pour lui de rattraper les erreurs du passé et de conjurer les vilains démons de la division pour que la Côte d’Ivoire redevienne un havre de paix comme l’a construit Félix Houphouët-Boigny dont il défend aujourd’hui les valeurs cardinales et les idées.   

Clément Yao

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